Souvenir, mémoire et marché
Le 11-Novembre témoigne des enjeux économiques et marchands des commémorations historiques
La mémoire est entrée dans l’économie marchande. Hier, la politique du souvenir combattant consistait à organiser des cérémonies devant les monuments aux morts. Hier, les pèlerinages rassemblaient à des moments forts de l’année commémorative des populations recueillies venant revivre une histoire encore proche.
Ces pèlerinages généraient une économie de proximité, en faisant vivre quelques établissements hôteliers et quelques rares restaurants. Ils justifiaient également la création et l’ouverture épisodique de salles du souvenir où étaient rassemblées des collections d’objets dont la charge émotionnelle était plus forte que la valeur esthétique ou documentaire.
Hier, c’était le temps du souvenir. Un temps où la majorité des femmes et des hommes qui se rassemblaient le 11-Novembre étaient des acteurs directs ou des proches descendants de l’événement commémoré. Ce temps du souvenir se développait en marge de l’économie marchande.
Au souvenir a succédé la mémoire. Les cérémonies ont cédé la place aux programmes commémoratifs résultats d’une longue addition de colloques, expositions, conférences, soirées théâtrales, projections de films, inaugurations de stèles, etc. Les salles du souvenir se sont transformées en musées, historials ou mémoriaux, les lieux de pèlerinage en centres detourisme de mémoire, les voyages scolaires en entreprises de visites. Les publics accueillis ont évolué.
Les liens directs entre le fait commémoré et le visiteur se sont distendus. Le temps de la mémoire est entré de plainpied dans l’économie marchande. La mémoire a désormais un coût qui se chiffre par dizaines de millions d’euros lorsque l’on construit un mémorial ou un historial ou lorsque l’on aménage un champ de bataille et par dizaines ou centaines de milliers d’euros lorsque l’on crée une exposition ou lorsque l’on réalise un film de document-fiction.
La mémoire subit désormais tous les attraits et tous les risques de l’économie de marché. L’attrait de la liberté. La mémoire est devenue inventive. Les spectacles mémoriels se substituent aux rituels statiques des cérémonies, la muséographie évolutive aux mornes présentations des salles du souvenir, les routes audiovisuelles aux chemins de croix patriotiques. La liberté s’est également emparée des calendriers commémoratifs. Verdun peut accueillir les grandes cérémonies du 11-Novembre comme Ouistreham celles du 8-Mai. Cette liberté triomphante s’accompagne des risques générés par la concurrence et par la trop grande sollicitation de l’offre.
La mémoire est devenue concurrentielle. Hier, Verdun résumait la Grande Guerre. Aujourd’hui, l’ensemble des sites du front de l’ouest revendique leur part de marché.Al’ouest, le front touristique s’est éveillé ! Ypres, Arras, Péronne, Compiègne, Meaux, Craonne, Suippes, l’Hartmannswillerkopf…
Animés par les collectivités territoriales, conseils régionaux, conseils généraux, communautés de communes, ces éveils se traduisent par la mise en oeuvre de politiques à finalité touristique dont la conception, confiée à des entreprises privées imaginatives, justifie les budgets à investir par l’espérance des chiffres de visiteurs dont la croissance est projetée de manière exponentielle. Chacun de ces projets s’appuie sur la création de comités scientifiques créateurs, à leur tour, de colloques et de publications.
A coup de millions d’euros, le tourisme de mémoire est entré dans l’ère de l’espérance économique. Dans le domaine de la mémoire, l’offre croît en effet beaucoup plus vite que la demande. Les statistiques entraînent la confusion entre les visites gratuites des champs de bataille et des nécropoles américaines et celles payantes des musées et des mémoriaux. La concurrence qui sur-sollicite l’offre conduit inexorablement à la crise. Il est temps de repenser le marché de la mémoire.
La disparition des derniers combattants de 1914-1918 a fait symboliquement rentrer la Grande Guerre dans le temps de l’Histoire. Après le souvenir (deux générations) et la mémoire (deux générations) voilà venu le temps long de la reconnaissance diversifiée et partagée. Ce temps long doit favoriser l’organisation du marché mémoriel de la de la guerre de 1914-1918. Et pour cela c’est la demande qu’il faut solliciter !
Inscription des champs de bataille de la Grande Guerre en Europe dans le Patrimoine mondial de l’Unesco afin de les imposer comme des lieux reconnus de l’histoire universelle dans le tourisme monde. Numérisation et mise en ligne des 8 500 000 fiches d’état signalétiques et des services des combattants français et celles des millions de combattants des autres nations afin de permettre à chaque citoyen du monde de s’approprier ses ancêtres qui ont combattu en 1914-1918.
Coordination à l’échelon européen de l’enseignement de l’histoire de la première guerre mondiale afin de donner à chaque futur citoyen de l’Europe un socle de connaissance partagée. Trois projets pour que ce 90e anniversaire de l’année 1918 soit l’amorce du véritable tournant mémoriel dont l’Europe a besoin et pour que l’année 2014 ne soit pas l’année du bilan des échecs du temps de la mémoire.
Le Monde - 12 novembre 2008