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Site de Serge Barcellini
15 novembre 2007

LES JOURNEES COMMEMORATIVES NATIONALES, LE TEMPS DE L’INFLATION

Contribution présentée au colloque sur les politiques de mémoire organisé à Schirmeck en novembre 2007. Les actes seront publiés en septembre 2008.

Les horizons de la mémoire sont brouillés. Les journées commémoratives nationales, instruments de base de toute politique mémorielle reflètent ce temps des incertitudes mémorielles. Leur inflation nous interroge : de quelle mémoire, de quelle société et de quelle république sont-elles aujourd’hui les instruments ?

Mais comment définir une journée commémorative nationale ? Six éléments la définissent . La création d’une journée est une décision du pouvoir politique central. La date est choisie en référence à un événement de l’histoire nationale, son ancrage dans le calendrier est une journée fixe ou mobile, sa reconduction est annuelle, son déroulement est favorisé par des décisions prises par l’État en vue de mobiliser les citoyens, son organisation enfin, s’inscrit dans une chaîne hiérarchique descendante.

Au 1er décembre 2007 le calendrier commémoratif national français est composé de vingt journées nationales. Cinq temps ont rythmé sa constitution. Le temps de l’affermissement de la République (1880 – 1905) marqué par la prise en charge de l’héritage culturel de la nation (Noël, Ascension, Assomption, Toussaint, 1er janvier, lundi de Pâques et celui de Pentecôte) et par la création de la journée commémorative nationale républicaine du 14 juillet. Le temps du souvenir de la Grande Guerre qui s’est traduit par la création de trois journées commémoratives, la journée de la glorification des morts pour la France, la fête nationale de Jeanne d’Arc et la fête de la victoire et de la paix du 11 novembre. L’intermède de l’Etat de Vichy créateur de la fête du travail et de la concorde du 1er mai. Le temps du souvenir de la Seconde Guerre mondiale avec la création de la journée de la victoire du 8 mai 1945 et celle des héros et victimes de la déportation.

Ainsi, lorsque le 8 mai redevient une journée nationale commémorative fériée en 1981 après plusieurs péripéties, le calendrier commémoratif français est composé de 14 journées créées sur une durée d’un siècle . Commence alors, après une décennie d’accalmie (1981 – 1993), le temps de l’inflation. Entre 1993 et 2006, en 14 ans, six journées commémoratives nationales sont créées. Elles sont consacrées aux persécutions racistes et antisémites de l’État français, à un hommage aux harkis, aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie puis à ceux morts pour la France en Indochine, à l’appel historique du général de Gaulle, enfin à la commémoration de l’abolition de l’esclavage.

Ce temps de l’inflation présente une série de spécificités, techniques, politiques et idéologiques.

LES SPECTIFICITES TECHNIQUES DU TEMPS DE L’INFLATION

Les spécificités techniques se concentrent dans trois domaines : celui de la décision de création de la journée commémorative, celui de la référence symbolique choisie, celui enfin de l’importance des initiatives mises en œuvre afin de mobiliser le plus grand nombre de citoyens sur le plus grand espace géographique possible.

Les journées commémoratives sont créées par l’État.

De 1880 à 1983, le pouvoir de création est détenu par le pouvoir législatif. C’est le Parlement qui crée les journées commémoratives. Le vote unanime du Parlement est fréquent ; en 1922 pour la légalisation du 11 novembre, en 1953 pour celle du 8 mai, en 1954 pour la création de la journée de la déportation, enfin en 1981 pour la recréation de la journée fériée du 8 mai. Entre l’exécutif et le législatif, la concurrence est permanente. Le législatif est entreprenant, l’exécutif est réticent. La suppression du caractère férié du 8 mai en 1959 comme la suppression de cette commémoration en 1975 est le fait de l’exécutif  présidentiel en opposition avec le Parlement.

De 1993 à 2006 la situation s’inverse. L’exécutif est le principal créateur des journées commémoratives. Le décret se substitue à la loi. La concurrence entre l’exécutif et le législatif change de nature. Elle se transforme en «course à la création ». La création de la journée commémorative de la rafle du Vel d’Hiv est ainsi proposée par le député Jean le Garrec en novembre 1992. Elle est légalisée une première fois par le Président de la République François Mitterrand en 1993 puis une seconde fois en 2000 à l’unanimité par le Parlement.
En période de cohabitation, la concurrence peut également jouer à l’intérieur de l’exécutif. La journée d’hommage aux harkis est initiée par le Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, Jacques Floch, avant d’être légalisée par le Président de la République Jacques Chirac. Cette concurrence dans « le toujours plus de journées » s’exprime également dans la création de la journée sur l’abolition de l’esclavage. Le Parlement en 2001 vote le principe de création d’une journée commémorative que le Président légalise par décret en 2006.
Seul le cas particulier de la journée d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie s’inscrit dans le schéma de la période précédente. La création de la journée commémorative en hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie, le 5 décembre de chaque année, est une décision de l’exécutif en opposition au vote d’une loi par les députés qui ont choisi le 19 mars comme date d’ancrage.

Le choix de la date commémorée est la deuxième spécificité technique.   

De 1880 à 1993, la totalité des dates choisies s’inscrit dans un calendrier historique. Il en est ainsi du 14 juillet , date bicéphale choisie tant pour sa référence à 1789 qu’à 1790 ; du 11 novembre, date de l’armistice de la Grande Guerre ; du 8 mai, date de la signature de la capitulation sans condition des armées allemandes ; de la fête de Jeanne d’Arc dont la date est choisie en référence à l’entrée de l’héroïne à Orléans en 1429 et de la journée de la déportation dont la date fait référence à la libération des derniers camps de Mathausen et de Dachau . Seule la journée de glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre fait exception ; les 1er et 2 novembre sont des dates culturelles d’héritage.

De 1993 à 2006 la situation est bien différente. Sur les 6 journées créées, deux seulement font référence à des dates historiques, la journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et hommage aux Justes de France qui s’ancre dans le souvenir de la rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942 et la journée commémorative de l’appel historique du général de Gaulle du 18 juin 1940. Trois dates n’ont comme référence que des initiatives mémorielles, la journée d’hommage aux morts pour la France en Indochine qui fait référence à la date d’inhumation du soldat inconnu d’Indochine à la nécropole de Notre Dame de Lorette le 8 juin 1980, la journée d’hommage aux morts pour la France en Algérie qui fait référence à l’inauguration par le Président de la République Jacques Chirac du mémorial national de la guerre d’Algérie, quai Branly, à Paris, le 5 décembre 2003 , enfin la date de la journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage qui résulte d’une étude. La proposition a été faite par le comité pour la mémoire de l’esclavage. Après avoir examiné cinq dates possibles - deux dates historiques, le 4 février en référence à la première abolition de l’esclavage en 1794 et le 27 avril en référence à la seconde abolition de l’esclavage en 1848 ; une date combinant histoire et mémoire, le 23 août en référence au début de l’insurrection des esclaves à Saint-Domingue en 1792 et à la date retenue par l’UNESCO et les Nations unies pour rendre hommage aux esclavages ; enfin deux dates s’enracinant dans des initiatives mémorielles, le 23 mai en référence à la manifestation des Antillais de Paris en 1998 et le 10 mai en référence au vote par l’Assemblée nationale de la loi instituant l’esclavage comme crime contre l’humanité dite  «loi Taubira » - le comité propose de choisir cette dernière date qui présente à ses yeux plusieurs avantages « la prise en compte de la globalité du fait esclavagiste et l’aboutissement d’un mouvement et d’une réflexion large et internationale sur les effets de la traite et de l’esclavage ». Le choix du 10 mai pose cependant un problème que n’esquive pas le comité. La référence à un geste mémoriel et non à une date en référence à l’abolition de l’esclavage nécessite de faire évoluer la dénomination de la journée nationale. A cette fin, le comité propose de dénommer la nouvelle journée commémorative « journée des mémoires de la traite négrière de l’esclavage et de leurs abolitions ». Il ne sera pas suivi . Le décret du 31 mars 2006 porte création de la journée de la commémoration de l’abolition de l’esclavage.

La troisième spécificité technique concerne les initiatives de mobilisation prises par l’Etat afin de réunir le plus grand nombre de citoyens lors de ces journées.

De 1880 à 1993, la mobilisation est conditionnée par la création d’une journée fériée. Sur 14 journées nationales commémoratives, 11 sont des journées fériées. Si l’on excepte les 7 journées « d’héritage », 4 des 7 journées créées par l’Etat sont des journées fériées.

De 1993 à 2006 la situation est radicalement différente. L’aspect férié n’est plus considéré comme un élément essentiel d’une journée commémorative . Une nouvelle hiérarchie apparaît cependant entre les journées commémoratives placées sur une journée fixe non fériée et celles placées le dimanche le plus prêt de la date de référence. Le type de mobilisation sous-tendu par ce choix n’est pas le même. Le choix du dimanche peut laisser espérer une mobilisation plus forte que la cérémonie organisée lors d’une journée fixe non fériée.
Cette réduction d’ambition de la mobilisation s’accompagne d’une modification du concept spatial des journées commémoratives.
Les 7 journées créées par l’Etat (hors journées d’héritage) entre 1880 et 1981 ont toutes vocation à se traduire par des cérémonies organisées dans toutes les communes de France. La journée commémorative est conçue comme un vecteur de rassemblement de l’ensemble des citoyens.

Les 6 journées créées de 1993 à 2006 s’inscrivent dans un schéma différent. Seul un lieu central (Paris en général) et le chef-lieu de chaque département ont droit à l’organisation d’une cérémonie. Dès lors, ces journées apparaissent plus comme des supports de rassemblement des parties prenantes de la page mémorielle commémorée que d’une tentative de large rassemblement des citoyens.

Cette réduction du format commémoratif se traduit dans le fonctionnement de la chaîne hiérarchique d’impulsion des journées commémoratives. Si cette chaîne reste constante dans ces maillons descendants – ministre, préfets, maires – elles divergent quant aux types de recommandations données aux maires. Pour les journées commémoratives créées entre 1880 à 1993, les maires reçoivent les directives afin de mettre en place la cérémonie. Pour celles du temps de l’inflation, ils ne reçoivent consignes que de pavoiser. Le drapeau tricolore s’impose comme une substitution à la mobilisation citoyenne.

LES SPECIFICITES POLITIQUES DU TEMPS DE L’INFLATION

Quel est le contexte et quels sont les groupes de pression qui interviennent pour la création des journées commémoratives nationales ? Quels sont leurs relais politiques ?

De 1880 à 1981, les 7 journées créées par l’Etat « hors héritage » sont issues de trois groupes de pression.
La journée commémorative du 14 juillet est le résultat du groupe de pression républicain. La journée du 14 juillet sera pendant des décennies, l’outil par excellence de la conquête républicaine des cœurs et des esprits.
Les deux lois votées en 1919 (la glorification des morts pour la France) et en 1920 (Jeanne d’Arc) sont l’émanation d’un groupe de pression bien différent. Elles s’inscrivent dans une reconquête catholique de la France en rupture avec la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Si cette reconquête se traduit par une multitude de signes - la reconnaissance des ministres des cultes dans la loi portant attribution de la mention « Mort pour la France » de 1915, le choix de la croix comme emblème dans les nécropoles nationales, la gestion laxiste de l’interdiction de la présence de croix chrétienne sur les monuments aux morts - l’élément déclencheur est la consécration de la basilique de Montmartre le 19 octobre 1919.

La loi portant création de la journée de glorification des morts pour la France votée le 25 octobre 1919 (soit 6 jours après cette consécration) prend appui sur le vocabulaire catholique, la « glorification des morts ». Cette loi a été impulsée par Maurice Barrès.
Maurice Barrès joue également un rôle moteur dans la création de la fête nationale de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme qui sonne comme une véritable revanche face au 14 juillet d’autant plus que cette journée apparaît comme la légalisation d’une fête inventée en 1894 par les partis de droite . Créées par revanche politique, ces deux journées commémoratives rentrent rapidement en déclin car un troisième groupe de pression celui des anciens combattants va s’imposer comme créateur de journées commémoratives nationales.

La journée commémorative du 14 juillet sort renforcée de la Grande Guerre. Elle s’est imposée à tous les Français comme la grande journée patriotique durant les quatre années du conflit. Le 14 juillet 1919 les troupes alliées défilent sous l’Arc de Triomphe. Les parlementaires ne pensent donc pas utile de créer une journée spécifique pour le 11 novembre.
En 1919 l’armistice est oublié ; en 1920 la journée sert de support à un double événement, le transfert du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe et celui du cœur de Gambetta au Panthéon ; en 1921 la question du devenir du 11 novembre est cependant posée. Le 4 novembre 1921, la Chambre vote la création d’une journée fériée à six voix de majorité. Le 8 novembre, le Sénat refuse le caractère férié de la journée en évoquant des raisons économiques. La Chambre fait sienne l’argumentation du Sénat. Le 9 novembre 1921, une loi porte création de la journée commémorative de la fête de la victoire et de la paix, journée non fériée organisée le dimanche qui suit le 11 novembre ou le 11 novembre si c’est un dimanche. Contre cette décision jugée inique, le monde combattant se mobilise. Le 8 juillet 1922, l’Assemblée nationale révise sa position et crée à l’unanimité une journée fériée. Le 19 octobre 1922 le Sénat suit
Le monde combattant a obtenu gain de cause. Henri Pichot, président des anciens combattants du Loiret donne sa véritable signification  à l’événement en s’adressant aux anciens poilus : « Cette commémoration est en elle-même une victoire, vous souvient-il qu’il nous fallut l’arracher aux gouvernants . »

Le monde combattant s’en souviendra.

A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le schéma de 1918 se reproduit. Le 11 novembre sort victorieux de quatre années de guerre. Chaque année, il a servi de catalyseur pour la résistance, en particulier à Paris en 1940 et dans plusieurs villes de province en 1943. Le général de Gaulle inscrit ses premiers gestes commémoratifs dans le cadre de cette journée tant à Paris le 11 novembre 1944 qu’au Mont Valérien le 11 novembre 1945. Sa démission en février 1946, rouvre le jeu commémoratif. Le général de Gaulle s’approprie le 18 juin qu’il donne en gestion à la chancellerie de l’ordre de la Libération.
L’Assemblée nationale à majorité de gauche ne peut dès lors que s’approprier le 8 mai. Elle le fait cependant avec les mêmes réticences que la chambre « bleu horizon » en 1919. Le 26 avril 1946, elle crée à l’unanimité une journée nationale commémorative non fériée sur le modèle du 11 novembre version 1921. Comme à cette date, le monde combattant issu de la Seconde Guerre mondiale se mobilise pour obtenir le caractère férié de sa journée. Moins nombreux que la génération de la Grande Guerre et surtout plus divisé, il mettra plus longtemps à obtenir satisfaction. Entre 1947 et 1951, il fera déposer pas moins de huit propositions de loi. C’est le texte du député RPF Jacques Soustelle qui servira de matrice à la loi votée à l’unanimité le 20 mars 1953. Le 8 mai est désormais férié.
Moins d’un an après, le 11 avril 1954, la même assemblée créera une seconde journée commémorative en hommage aux victimes et héros de la déportation. Le groupe de pression qui est à l’origine de ce second vote est faible. Issu de la mouvance MRP, gaullistes sociaux et socialistes, il rassemble au sein d’une petite association « le réseau du souvenir » des déportés résistants et des résistants. A l’Assemblée nationale, Edmond Michelet et Irène de Lipkowsky en sont les relais. La journée de la déportation est ainsi créée avec l’absence de mobilisation de la communauté juive et l’absence de soutien affichée de la principale fédération de déportés, la FNDIRP (fédération nationale de déportés et internés de la résistance et patriotes). La faiblesse quantitative du groupe de pression explique l’absence de revendication d’une journée fériée.

Ces trois journées commémoratives (11 novembre, 8 mai, journée de la déportation), le monde combattant va désormais les défendre contre tous ceux qui souhaiteront les remettre en cause. Si la suppression du caractère férié du 8 mai par le général de Gaulle en 1959 n’a suscité qu’une faible mobilisation, l’annonce de la suppression de la commémoration elle-même par le Président de la République Valéry Giscard d’Estaing a engendré une exceptionnelle mobilisation du monde combattant.
Dans «  l’Affaire du 8 mai » le Parlement, instrumentalisé par le monde combattant, entre en lutte contre l’exécutif comme le peuple contre la Bastille : treize propositions de loi à l’Assemblée nationale et cinq au Sénat, onze questions orales à l’Assemblée et deux au Sénat, dix huit questions écrites. Le gouvernement engage une bataille de procédure pour empêcher que les propositions de loi aboutissent. Le 27 juin 1979 les sénateurs votent à l’unanimité le rétablissement du 8 mai comme jour férié. A ce vote le Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants oppose une exception d’irrecevabilité. Ces refus gouvernementaux, directement impulsés par la présidence de la République, exacerbent la mobilisation du monde combattant. Tous les candidats aux élections présidentielles de mai 1981 sont sommés de prendre position pour le rétablissement du 8 mai. François Mitterrand s’y engage.
Dès l’installation de son gouvernement, le Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants Jean Laurain est chargé de mettre en œuvre la promesse électorale. Il est décidé de laisser la procédure parlementaire suivre son cours pour souligner « combien fut exemplaire le combat parlementaire pour réparer l’erreur du 8 mai 1975. » La proposition de loi votée par le Sénat en juin 1979 est donc mise à l’ordre du jour de l’Assemblée en septembre 1981 et votée à l’unanimité moins la voix de Maurice Couve de Murville .
Ainsi, alors qu’il n’est plus férié depuis 1959, le 8 mai retrouve son statut de 1953, celui d’une journée fériée comparable au 11 novembre.

La marque personnelle du Président de la République François Mitterrand dans cette recréation est faible. Ce vote traduit une promesse électorale, il ne marque pas une nouvelle ère commémorative.
Face aux journées commémoratives nationales, François Mitterrand ne développe pas de politique volontariste.

En 1993, il ouvre bien malgré lui le temps de l’inflation

Le 16 juillet 2002, François Mitterrand préside les cérémonies commémoratives de la rafle du Vel d’Hiv. Massivement présents, les membres de l’association  « Fils et Filles de déportés juifs de France » animée par Serge Klarsfeld, le conspuent. Ils n’acceptent pas l’hommage rendu par le Président de la République à Pétain matérialisé par un dépôt de gerbe  sur la tombe de lîle d’Yeu .

Le maintien d’un nouveau dépôt de gerbe le 11 novembre 1992 aggrave la situation d’incompréhension. Afin de sortir de cette situation, le Président de la République tente deux initiatives. Il préface l’ouvrage de Madame Zlatin consacré aux enfants d’Izieu et il fait annoncer qu’il ne fera plus déposer de gerbe sur la tombe de Pétain. Cela ne suffit pas pour calmer le jeu. C’est alors qu’un député socialiste Jean le Garrec dépose une proposition de loi tendant à reconnaître le 16 juillet comme journée nationale de commémoration des persécutions et des crimes racistes, antisémites et xénophobes perpétués par le régime de Vichy. Repris par la présidence de la République, ce texte est transformé en décret le 3 février 1993. Afin de fixer les modalités de mise en œuvre de ce décret, un comité est créé auprès du Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants. Sous son impulsion, un monument est érigé le long de la Seine en bordure du site de l’ancien Vel d’Hiv et un texte standardisé destiné à être inscrit dans tous les chefs-lieux de département est rédigé.

Le contexte de création de cette journée nationale – l’absence d’un véritable groupe de pression favorable à la création, la décision contrainte du Président de la République – a des conséquences sur le type même de journée commémorative créée. Le jour d’ancrage choisi, le 16 juillet si c’est un dimanche, ou le dimanche précédent si c’est un jour de semaine s’inspire du modèle de la journée d’hommage à Jeanne d’Arc créée en 1919. Quant aux initiatives prises afin de favoriser la mobilisation géographique des citoyens, elles se limitent à Paris et aux chefs-lieux de département.
C’est une journée commémorative minimale qui va dès lors s’imposer comme le nouveau modèle des journées commémoratives nationales.

Deux années après avoir été conspué et dans le cadre d’une journée commémorative nationale, le Président de la République François Mitterrand inaugure le monument de la rafle du Vel d’Hiv. Quelques mois plus tard, il quitte la présidence de la République et cède la place à Jacques Chirac.

Le nouveau Président de la République va introduire une mutation importante dans la politique mémorielle française. Le 16 juillet 1995, deux mois après son élection, il préside les cérémonies du Vel d’Hiv et prononce une allocution choc dans laquelle il reconnaît  la participation française à la Shoah sans jamais citer la nationalité des occupants

« Oui, la police criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. Il y a cinquante trois ans, le 16 juillet 1942, 4500 policiers et gendarmes français, sous l’autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis. (…)
La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable . »

Salué unanimement par les médias ce discours « de repentance » ouvre un nouveau champ politique pour Jacques Chirac qui va désormais devenir le principal acteur de la nouvelle politique mémorielle  mais aussi pour le Parlement qui n’aura de cesse que de reprendre le leadership mémoriel au Président de la République en particulier durant les périodes de cohabitation ainsi que l’illustre l’épisode mémoriel de la journée du Vel d’Hiv. Le 22 juin 1999, Jean le Garrec dépose une proposition de loi instaurant une « Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et d’hommage aux Justes de France ».
Si l’exposé des motifs donne une place significative à l’allocution de Jacques Chirac de 1995, le nom de François Mitterrand n’est pas cité et le décret de 1993 fortement banalisé.

« Il est grand temps aujourd’hui que le Parlement français reconnaisse par cette proposition de loi, le devoir de mémoire sur ces années difficiles. »

Le 29 février 2000, la journée commémorative nationale est créée à l’unanimité de l’Assemblée nationale. Seule la référence aux Justes de France introduit une modification par rapport au décret signé sept ans plus tôt par  François Mitterrand.
Face aux victimes, les déportés juifs de France, les Justes s’imposent comme des héros. C’est désormais autour d’eux que s’affirme la concurrence dans la création mémorielle .

Jacques Chirac aura été le principal acteur de la construction de la politique mémorielle de la Shoah comme il l’aura été pour un second chantier, celui de la mémoire de l’esclavage.
Dans ce domaine également, la concurrence est vive. La gauche a longtemps fait la course en tête. Le 14 mai 1982, le Premier Ministre Pierre Mauroy dépose au Sénat un projet de loi relatif à la commémoration de l’esclavage. Le 20 juin 1983 l’Assemblée nationale adopte définitivement le texte portant création d’une journée commémorative fériée dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion ainsi que dans la collectivité de Mayotte. Le 23 novembre, un décret fixe les dates dans les collectivités territoriales concernées : Guadeloupe 27 mai, Guyane 20 juin, Martinique 22 mai, Réunion 20 décembre, Mayotte 27 avril.
Pour la première fois, une journée commémorative nationale ne concerne pas la totalité du territoire national et est mise en œuvre à des dates différentes selon le département concerné. Le parti communiste n’aura de cesse que de recréer la continuité territoriale commémorative en déposant quatre propositions de loi entre 1993 et 1999 afin de créer une journée commémorative nationale relative à l’abolition de l’esclavage.

Dans ce concert de gauche, Jacques Chirac fait entendre sa voix pour la première fois le 23 avril 1998 à l’occasion de la célébration du cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage . La gauche reste cependant leader. Le 22 décembre 1998, Christine Taubira et le groupe socialiste déposent une proposition de loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Votée le 10 mai 2001, cette loi prévoit que la date de la commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage sera fixée par le gouvernement après une consultation.
Alors que la loi prévoit la création d’un comité de personnalités qualifiées afin de proposer les lieux et les actions qui garantiraient la pérennité de la mémoire de l’esclavage dans un délai de 6 mois après le 21 mai 2001, le comité n’est officiellement créé que le 5 janvier 2004. Ce long délai est consécutif à l’échec de la gauche aux élections présidentielles de mai 2002 .
Il appartiendra à ce comité qui n’en avait pas reçu mandat par la loi, de proposer la date d’ancrage de la journée commémorative nationale, ce qu’il fait le 30 janvier 2006. Le long silence mémoriel officiel entre le vote de la loi Taubira en mai 2001 et la présentation des conclusions du comité au Président de la République a favorisé la montée des groupes de pression .

L’année 2005 est analysée par les médias comme celle des « Noirs en France . »
Jacques Chirac attend la fin de la crise des banlieues pour recevoir le comité et annoncer définitivement le choix de la date du 10 mai. Les commentateurs ont présenté le discours qu’il prononçe ce jour-là  comme le pendant de celui du 16 juillet 1995 .

Les journées commémoratives du 16 juillet et du 10 mai apparaissent ainsi, plus comme des réponses apportées par les politiques à des revendications mémorielles que comme des victoires arrachées aux gouvernants par des groupes de pression.
En ce sens ces deux journées sont très différentes du 8 mai et du 11 novembre.

La journée en hommage aux combattants de la guerre d’Algérie aurait pu  s’inscrire dans le prolongement du 8 mai et du 11 novembre.
C’est bien d’une victoire « arrachée » aux gouvernants dont a rêvé en effet la FNACA (la fédération nationale des anciens combattants). Forte de 370 000 adhérents, cette fédération milite dès 1963 pour que le 19 mars, jour  du cessez-le-feu en Algérie en 1962, soit légalisé comme journée nationale du souvenir. Pour la troisième génération du feu que prétend incarner la FNACA, le 19 mars est l’équivalent du 11 novembre et du 8 mai.

Après avoir obtenu la reconnaissance de l’égalité des droits avec les générations précédentes, la FNACA place la reconnaissance nationale de la journée du 19 mars en tête de ses revendications. Fidèle à sa stratégie de pression, l’association sollicite l’ensemble des municipalités de France afin que soit baptisée dans chaque commune, une rue ou une place du 19 mars.
La réussite de l’opération est exemplaire : 300 rues et places en 1977, 1200 en 1981, 3700 en 2007. Elle se heurte cependant à partir de 1975 à l’initiative prise par le Président de la République Valéry Giscard d’Estaing de supprimer la commémoration officielle du 8 mai. En effet, afin de sortir de la situation politique délicate dans laquelle le place cette décision, le Président de la République suggère la création d’un « Mémorial Day » le 11 novembre, c’est à dire d’une journée unique de mémoire combattante. Cette proposition est relayée par tous ceux qui s’opposent au choix de la date du 19 mars. « Il est indécent de choisir pour honorer publiquement le sacrifice de nos camarades tombés au champ d’honneur en Afrique du Nord, la date qui consacre un divorce entre l’Algérie et la France, alors que précisément leur sacrifice tendait vers autre chose. Nous avons le sentiment (…) que les anciens d’AFN ne peuvent honorer leurs morts à une autre date que le 11 novembre puisque la raréfaction de nos aînés de 1914-1918 fait que cet anniversaire devra, ou bien être étendu aux autres générations du feu, ou bien disparaître » écrit aux maires des communes qui ont baptisé une rue du 19 mars, M. Porteu de la Morandière, président de l’Union Nationale des Combattants d’Afrique du Nord (UNC-AFN) en février 1977 .

La bataille de la commémoration de la guerre d’Algérie est engagée. Le 16 octobre 1977, le Président de la République préside la cérémonie d’inhumation d’un soldat inconnu de la guerre d’Algérie à Notre Dame de Lorette . L’idée est alors émise de choisir cette date comme référence à la journée du souvenir de la guerre d’Algérie. Le 1er juillet 1981 le Président de la République François Mitterrand reçoit une délégation de la FNACA. A cette occasion la création de la journée du souvenir dédiée à la mémoire des 30 000 soldats tombés en Afrique du Nord, aux victimes civiles et à la paix est évoquée.
Face à l’opposition suscitée par ce projet, François Mitterrand déclare deux mois plus tard que « la date du 19 mars ne pourrait être retenue en raison de la confusion qu’elle provoquait dans la mémoire de notre peuple . »

Une table ronde à laquelle participent les associations d’anciens combattants et de rapatriés est organisée au ministère des Anciens combattants. L’absence d’unanimité conduit le gouvernement à laisser les associations libres de commémorer le souvenir de la guerre d’Algérie soit le 19 mars soit le 16 octobre.
Par une mobilisation permanente des parlementaires qui se traduit par de nombreuses propositions de loi, questions écrites et questions orales, mais aussi en lançant des sondages, la FNACA tente de faire revenir les gouvernements sur cette décision.
L’unanimité obtenue au Parlement, le 18 octobre 1999, pour la reconnaissance définitive du concept de guerre d’Algérie rouvre la discussion . Une vraie guerre se doit d’être commémorée à une vraie date. En quelques mois, neuf propositions de loi sont déposées en faveur du 19 mars. Le débat s’ouvre à l’Assemblée nationale le 22 janvier 2002. L’affrontement droite/gauche tourne au dialogue de sourds. La droite défend la mémoire des rapatriés, des harkis et des associations d’anciens combattants anti 19 mars. La gauche à partir de trois propositions de lois communiste, socialiste et radicaux citoyens et verts, défend la création d’une journée du souvenir le 19 mars. 58 % des députés votent la proposition de loi. Le Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants qui a fait savoir que sans une majorité de 70 % il ne soutiendrait pas le projet au Sénat décide d’arrêter le processus législatif.

Il appartient au prochain gouvernement de reprendre le dossier. A l’automne 2002 une commission réunissant l’ensemble des associations d’anciens combattants d’Algérie est constituée sous la présidence de l’historien Jean Favier. Les associations anti 19 mars, majoritaires en nombre, se coalisent sur la date du 5 décembre, en référence à l’inauguration du mémorial national de la guerre d’Algérie, quai Branly, en 2002. La FNACA et l’ARAC (association républicaine des anciens combattants) s’opposent à ce choix et dénoncent une  «date ridicule, insulte à l’histoire et à la mémoire du général de Gaulle, artisan du cessez-le-feu et à nos morts . » Le 17 septembre, le Secrétaire d’Etat annonce au conseil des ministres le choix de la date du 5 décembre qui est légalisé par un décret le 26 septembre 2003.

La FNACA n’a pas réussi à imposer sa date commémorative. Cet échec marque un tournant dans la capacité du monde combattant à imposer aux gouvernants leur journée commémorative, et par la même leur vision mémorielle.

La création des trois journées des 25 septembre (harkis), 8 juin (Indochine) et 18 juin (appel du général de Gaulle) s’inscrivent dans un processus bien différent. Elles ne sont pas le résultat d’une pression associative mais simplement « un don » de l’Etat à une association.

Le calendrier de la création de la journée d’hommage aux morts pour la France en Indochine est exemplaire : 3 juillet 2003, vote d’une motion demandant la création d’une journée commémorative lors du congrès de l’union fédérale des anciens combattants ; 13 octobre 2003, publication d’une question écrite de M. Léonce Deprez destinée au Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants ; 24 février 2004, dépôt d’une proposition de loi par le député Lionel Luca et par le groupe UMP ; 10 novembre 2004, décision de création de cette journée prise par le Président de la République lors de la réunion du haut conseil de la mémoire combattante ; 26 mai 2005, publication du décret instituant la journée ; 8 juin 2005, première journée commémorative.

Il en est de même pour la création de la journée commémorative de l’appel historique du général de Gaulle.
Cette journée est créée par un décret du 10 mars 2006. Ce décret confirme le rôle central joué par la chancellerie de l’ordre de la Libération dans l’organisation de la « cérémonie symbolique organisée au Mont Valérien ». Or ce décret est le prolongement de la loi du 26 mars 1999 qui a créé le conseil national des communes « Compagnons de la Libération » afin d’anticiper la disparition des derniers compagnons de la Libération.
Ce conseil a reçu pour mission « d’organiser, en liaison avec les autorités officielles, les cérémonies commémoratives de l’appel du 18 juin et de la mort du général de Gaulle ».
Ainsi, alors que le général de Gaulle n’a jamais souhaité que le 18 juin soit transformé en journée commémorative nationale et que les associations regroupant les combattants de la France libre n’ont jamais porté cette revendication, la création de la journée nationale de l’appel historique du général de Gaulle soixante six ans après les faits est la simple traduction de l’accord donné par l’Etat pour la pérennisation de la chancellerie de l’ordre de la Libération.

La création de la journée d’hommage aux harkis est la troisième illustration de « ce don » de l’Etat. La première journée nationale d’hommage aux harkis est créée sur proposition du Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants. Lors d’une réunion des associations de harkis, M. Jacques Floch propose la création d’une journée commémorative exceptionnelle, pour la seule année 2001, alors même qu’aucune association n’en présente la demande. La proposition est agréée par toutes les associations présentes. Le 31 mars 2003 un décret pérennise l’initiative.
Issue d’une proposition et non d’une revendication, la journée nationale d’hommage aux harkis porte les traces de cette ambiguïté. Certaines associations la boycottent en dénonçant « une journée d’hypocrisie nationale envers les harkis et leurs familles », d’autres l’utilisent comme « une grande occasion d’information, une journée qui doit permettre de faire comprendre que l’Etat français a une dette envers les harkis . »

La spécificité politique du temps de l’inflation est ainsi marquée par un double mouvement. Le premier est  paradoxal, la création de 4 journées nationales (Harki, Algérie, Indochine, 18 juin) traduit la fin du rôle politique tenu en France, depuis 1919, par le monde combattant, les « dons » de l’Etat ont remplacé les victoires arrachées aux gouvernants. Le second est novateur, la création de deux journées commémoratives nationales, celle de la Shoah et celle de l’esclavage, sont des outils mis au service du développement de deux nouveaux blocs mémoriels que sous-tend une véritable spécificité idéologique .

LA SPECIFICITE IDEOLOGIQUE DU TEMPS DE L’INFLATION

Ernest Renan dans sa célèbre conférence consacrée à la Nation, a conceptualisé le socle idéologique des journées commémoratives nationales républicaines .

Ce concept repose sur deux idées essentielles. La première définit « le capital social sur lequel on assied une idée nationale ». Pour Renan ce capital est dual. S’il est glorieux et élitiste « un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire est nécessaire pour créer une nation » il est avant tout souffrant et démocratique « on aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux dont on a soufferts (…) la souffrance en commun unit plus que la joie, en fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun ».
Dix journées commémoratives nationales peuvent être rattachées à cette dualité conceptuelle. Le 14 juillet, la fête de Jeanne d’Arc et le 18 juin sont l’expression des souvenirs glorieux, le 1er novembre, le 11 novembre, le 8 mai, la journée de la déportation, l’hommage aux harkis, celui aux morts pour la France en Indochine et en Algérie sont l’expression de souvenirs de souffrance.
Mais pour Renan, cette politique de mémoire duale est conditionnée par un tri des souvenirs historiques qui donne une place importante à l’oubli « l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de chose en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses (…) l’oubli et je dirai même l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que les progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger ».

Deux journées nationales commémoratives ne correspondent pas au concept de Renan : la journée du Vel d’Hiv et celle de la mémoire de l’esclavage.

Les discours fondateurs prononcés par Jacques Chirac en 1995 et en 2006 soulignent les différences avec le concept originel.
La souffrance n’est pas facteur d’union car seuls certains ont souffert : « On ne sait pas toujours trouver les mots justes pour rappeler l’horreur, pour dire le chagrin de celles et de ceux qui ont vécu la tragédie » (1995), « Tant d’hommes et de femmes captifs, entassés dans des bateaux ou plus d’un sur dix mouraient » (2006). Les responsables de cette souffrance appartiennent à la même nation que ceux qui ont soufferts : « La folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français » (1995), « Une abomination perpétuée pendant plusieurs siècles, par les Européens à travers un inqualifiable commerce entre l’Afrique, les Amériques et les îles de l’océan indien » (2006). La dénonciation des responsabilités nécessite de bannir tout oubli : « Reconnaître les fautes du passé. Ne rien occulter des heures sombres de notre histoire. La grandeur d’un pays c’est d’assumer toute son histoire » (2006). Ce bannissement de l’oubli doit engendrer une mémoire partagée entre ceux qui ont souffert et ceux qui ont fait souffrir ou laissé souffrir : « La communauté juive se souvient et toute la France avec elle » (1995), « Au-delà de l’abolition, c’est aujourd’hui l’ensemble de la mémoire de l’esclavage, longtemps refoulée, qui doit entrer dans notre histoire » (2006).

La conception exprimée par Jacques Chirac est largement partagée dans les milieux politiques. Les journées nationales à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et hommage aux Justes de France (2000) et la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité (2001) ont été votées à l’unanimité des parlementaires.

Elle est également plébiscitée par les médias. Au lendemain des cérémonies présidées par Jacques Chirac au Panthéon pour les Justes de France le 18 janvier 2007, la presse a rendu un vibrant hommage au Président de la République.
Le Monde, le 19 janvier
« Pour M. Chirac la boucle historique est bouclée et le combat pour les valeurs jusqu’au bout livré. L’hommage aux justes protestants de Chambon-sur-Lignon, celui solennel de la nation au capitaine Dreyfus, celui aux anciens combattants africains et maghrébins jalonnent ce parcours. Tout comme l’évocation de Pétain » « Vainqueur de Verdun et porteur du déshonneur et de la collaboration ou la reconnaissance de la tache indélébile que fut l’esclavage ».
Libération, le 19 janvier
« Au dernier jour du bilan de Jacques Chirac, il restera à son actif d’avoir permis aux Français de regarder leur passé en face. Ce n’est pas rien ».

Mais, au-delà du regard franco-français, cette conception est partagée par les institutions européennes et internationales qui tentent de transformer la mémoire de la shoah et de l’esclavage en une mémoire partagée à l’échelle mondiale. L’adoption à l’unanimité par les ministres de l’Education nationale des différents pays d’Europe d’une déclaration instituant une journée de la prévention des crimes contre l’humanité dans les établissements scolaires des Etats membres du Conseil de l’Europe le 18 octobre 2002, illustre cette volonté .

Or paradoxalement, tout en plaçant sa propre politique de mémoire à l’intérieur de cette politique de mémoire mondialisée, la France tente de garder son « indépendance mémorielle » en particulier à travers le choix des dates commémoratives. Alors que la date européenne qui s’impose pour la shoah est celle du 27 janvier, date de la libération d’Auschwitz , la France retient le 16 juillet comme journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français. De même alors que Christiane Taubira propose la création d’une journée commémorative le 8 février en référence au 8 février 1815 date à laquelle les nations européennes réunies au congrès de Vienne condamnèrent solennellement la traite négrière transatlantique comme « répugnant au principe d’humanité et de morale universelle »  et que l’ONU a choisi comme date de référence le 23 août, début de l’insurrection des esclaves à Haïti, la France retient comme date commémorative celle du 10 mai.

Cette volonté d’indépendance mémorielle se traduit également dans les établissements scolaires. Sans réussir à atteindre le modèle achevé de la journée européenne du 27 janvier, l’ensemble des textes légaux portant création des journées commémoratives nationales prévoient la nécessité, sinon l’obligation d’enseigner la page historique, dont on souhaite la commémoration . L’importance accordée à cette mobilisation scolaire introduit une modification dans le concept même de la journée nationale commémorative.
Alors que les journées nationales commémoratives étaient construites sur un modèle de mobilisation unique – l’Etat mobilise le même jour le plus grand nombre de citoyens – les journées commémoratives créées depuis 1993 sont duales – la mobilisation des seuls acteurs de la page de mémoire commémorée s’accompagne d’une mobilisation des scolaires dans leur établissement. La journée d’hommage consacrée à Guy Môquet dans les établissements scolaires illustre pleinement cette dualité .

Enfin, la volonté d’indépendance mémorielle dans le cadre d’une mémoire mondialisée se traduit par une volonté d’exemplarité. Pour Jacques Chirac en matière de mémoire de l’esclavage « la France est le premier pays du monde à inscrire dans la loi la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité « La France montre la voie, c’est son honneur, sa grandeur et sa force, la France est et doit être au premier rang dans ce combat ».
Prolongeant cette volonté d’exemplarité, le 11 mars 2005 deux députés européens UDF, Marielle de Sarnez et Bernard Lehideux ont présenté une déclaration afin de faire reconnaître par l’Union Européenne la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité .
Le Parlement Européen est lui aussi entré dans le « toujours plus mémoriel ».

Et si « Ce toujours plus », ce « Temps de l’inflation » n’était en définitive que la rencontre entre deux modèles mémoriels, celui de l’identité nationale, et celui plus mondialisé des droits de l’homme ?
Une rencontre que l’Etat tente de gérer maladroitement en maintenant une « certaine indépendance mémorielle » qui se traduit par la nationalisation des journées commémoratives des droits de l’homme et par la création de nouvelles journées commémoratives « identitaires ». Le temps de l’inflation ne serait-il pas en définitive qu’une réponse aux temps nouveaux ?
Ce temps de l’inflation peut-il s’arrêter ? Deux mécanismes de frein existent. Un mécanisme économique – une journée commémorative nationale à un coût – fort lorsque la journée est fériée, faible mais non négligeable lorsqu’elle ne l’est pas. La tentative de suppression du caractère férié du lundi de Pentecôte est une illustration de l’utilisation de ce frein . Un mécanisme démographique - une journée commémorative a pour finalité de rassembler des citoyens. La disparition des « officiants » de la page de mémoire commémorée a des conséquences sur l’importance du rassemblement. L’affaiblissement des associations d’anciens combattants a généré des tentatives de regroupement des journées commémoratives. L’idée d’un Mémorial Day  de type américain est souvent avancée.
L’avenir dira si l’Etat sera demain capable de gérer les temps nouveaux de la mémoire et ainsi de rompre avec le temps de l’inflation.

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